Libre sous la contrainte
(de ne pas circuler) ?

par Cédric Enjalbert (Philosophie Magazine)

En France, tout déplacement hors de son domicile est interdit. Depuis mardi, une nouvelle attestation de circulation durcit même les conditions de sortie durant le confinement. Aux motifs initiaux – travail, achats de première nécessité, santé, raison familiale impérieuse, activité physique minimale – s’ajoutent désormais la convocation de la police et la participation à des « missions d’intérêt général ». Les distances et les durées de circulation ont été précisées.
 
En acceptant ainsi la restriction de nos libertés fondamentales, nécessaire d’un point de vue de santé publique, ne courrons-nous pas le risque de voir s’établir un dispositif disciplinaire ? La menace, jusqu’alors invisible, a été révélée avec la mise en place du confinement. L’efficacité et la durée utile de la mesure relèvent de l’appréciation des scientifiques. Mais ce que les gouvernants apprennent d’ores et déjà, c’est qu’il est possible de renvoyer chez eux des milliards d’individus avec une grande obéissance.
 
Dans les cours qu’il donne au Collège de France sur la surveillance générale de la société, Michel Foucault parle de « biopouvoir ». Il décrit ainsi comment, à partir du XVIIIe siècle, la vie devient « un objet du pouvoir » et comment s’établit un contrôle des individus, au nom d’une logique rationnelle et de la sécurité sanitaire. Comme il l’écrit, « les disciplines du corps et les régulations de la population constituent les deux pôles autour desquels s’est déployée l’organisation du pouvoir sur la vie ».
 
Est-il possible cependant d’échapper à la simple discipline, sans enfreindre la loi ni mettre en danger nos compatriotes ? C’est ce que suggère Hegel, en montrant qu’il est possible de faire de la règle une liberté. Selon lui, en respectant le droit je participe de la vie éthique de l’État et je me rends libre.
 
Afin de mieux comprendre, rappelons que, aux yeux de ce grand penseur de l’État moderne, nos principes moraux butent toujours sur la réalité des mœurs d’une société donnée. Le devoir individuel, même s’il prend la forme de bonne action et qu’il ne se limite pas à des intentions, ne suffit pas.
 
Le philosophe le rappelle dans ses Principes de la philosophie du droit, l’émancipation individuelle n’a de sens que dans un contexte social. Inversement, une société viable ne se contente pas d’édicter des règles abstraites ; elle offre la possibilité de se reconnaître dans des principes communs. C’est en se reconnaissant dans cette « vie éthique » que l’individu accomplit réellement sa liberté, qu’il s’émancipe en conciliant la morale et le droit.
 
Ainsi, qui signe pour soi-même une dérogation de circulation sur l’honneur ne se contente pas de donner une forme objective à sa moralité individuelle – l’assurance d’être honnête et de bien se comporter –, il se reconnaît aussi dans le réel constitué par des principes communs, en l’occurrence ceux de la citoyenneté, qu’il fait siens.
 
Bref, si vous devez sortir de chez vous, remplissez donc le document avec sérieux. Mais sentez-vous libre dans la contrainte, faites-le en hégélien !


Cédric Enjalbert (Philosophie Magazine)

Michel Foucault (1926 - 1984)

Philosophe français, Michel Foucault s’intéresse à la folie, à la sexualité, à l’hôpital, aux prisons. Il éclaire les logiques du pouvoir à partir d’une enquête dans les archives, ce qu’il appelle une « archéologie du savoir ». En savoir plus.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel (1770 - 1831)

Philosophe allemand, auteur d’un système philosophique englobant tous les savoirs (droit, politique, religion, art…), Hegel a voulu penser la totalité de l’expérience humaine. Ses cours inspirent notamment la conception moderne de la société civile et de l’État. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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