Une guerre de posture ?

Le 27 février, une attaque aérienne dans la région syrienne d’Idlib a causé la mort de trente-trois soldats turcs, une perte sans précédent. Le secrétaire général de l’Otan fustige les « frappes aériennes aveugles du régime syrien et de son allié russe » tandis que l’Union européenne, par la voix de son représentant diplomatique Josep Borrell, s’inquiète d’un « risque de confrontation militaire internationale majeure » entre la Turquie d’Erdogan et la Russie de Poutine.
 
Assiste-t-on à un Choc des civilisations (1996) ? Si l’on en croit la cartographie établie par Samuel Huntington, auteur de la formule décriée, la Turquie fait partie de la « civilisation islamique » tandis que la Russie appartient à la « civilisation orthodoxe », parmi les « sept ou huit civilisations majeures » qui constituent « le monde d’après la guerre froide ».
 
Contre l’idée d’une « fin de l’histoire », qui marquerait « l’émergence d’un monde relativement harmonieux » car idéologiquement convaincu de la supériorité du modèle politico-économique libéral, le politologue américain estime au contraire que « les conflits les plus étendus, les plus importants et les plus dangereux » auront lieu, au début du XXIe siècle « entre peuples appartenant à différentes entités culturelles », rétifs à la pacification occidentale.
 
Ces groupes culturels se définissent « en termes de lignage, de religion, de langue, d’histoire, de valeurs » et voient dans la politique un moyen de défendre leurs intérêts mais aussi de « définir leur identité ». Les tensions actuelles pourraient ainsi apparaître comme la résurgence d’une rivalité ancestrale entre l’ancien Empire ottoman et la Russie tsariste, autour de l’accès à la Méditerranée.
 
Mais cette escalade de violence procède-t-elle d’une rivalité culturelle ou de la logique même de la démonstration de force ? Au-delà des alibis identitaires, la guerre n’est-elle pas avant tout une affirmation de l’Etat et de sa puissance ?
 
« Il n’y a pas d’État fort sans démonstration publique » rappelle Frédéric Gros dans États de violence. Essai sur la fin de la guerre, force à laquelle prétendent aussi bien la Russie que la Turquie. La force est ainsi « précédée, annoncée, figurée par son image ». Pour cela, il faut montrer que l’on est prêt à employer tous les moyens, « être sans cesse à la hauteur ». La démonstration de force consiste toujours à montrer un peu plus, à être en excès par rapport à ses capacités réelles : « je me montre un peu plus fort, un peu plus savant, un peu plus rapide que je ne le suis réellement ».
 
Voilà qui explique inéluctablement l’apparition « de la menace de la guerre », intrinsèquement liée à la nature de l’Etat moderne. Tout prétexte, culturel ou autre, est bon pour montrer ses muscles. Notre seul espoir est que les dirigeants s’en tiennent à une guerre des menaces, sans les mettre à exécution…



Jean Baptiste-Juillard

Samuel Huttington (1927 - 2008)

Professeur de science politique américain. Il est notamment l'auteur du Choc des civilisations (1996) dans lequel il élabore un nouveau modèle d'interprétation des relations internationales dans le contexte post Guerre Froide. Son analyse repose sur des clivages "civilisationnels" notamment religieux qui viennent remplacer les traditionnels oppositions politiques/idéologiques. En savoir plus.
Frédéric Gros (né en 1965)

Philosophe français, professeur de philosophie politique à Sciences-Po. Outre ses recherches sur Michel Foucault, il réfléchit notamment aux problématiques de la guerre et de la sécurité. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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