Surveillance étatique ou vigilance civique ?
Les leçons politiques de la quarantaine

par Octave Larmagnac-Matheron (Philosophie Magazine)

Aéroports, gares et autoroutes fermés, transports en commun à l’arrêt, véhicules individuels interdits, port du masque obligatoire : depuis le 23 janvier, les 11 millions d’habitants de Wuhan, la capitale de la province du Hubei vivent en quarantaine. Des mesures d’isolement qui s’étendent à mesure que le Coronavirus prend des allures de pandémie. Depuis le 24 février, onze villes italiennes sont ainsi confinées, tandis qu’en France, un dispositif sanitaire se met en place avec des mesures de confinement pour les personnes ayant séjourné dans les zones à risque. Au-delà de l’urgence, quel est le sens politique de la quarantaine ?
 
Dans Surveiller et punir, le philosophe Michel Foucault aborde le problème du point de vue du pouvoir politique, obsédé par l’ordre : avec la quarantaine, la ville grouillante devient un « espace découpé, immobile, figé [dans lequel] chacun est arrimé à sa place ». Un espace dans lequel la surveillance est un jeu d’enfant. La quarantaine fait donc rêver, secrètement, les puissances de l’ordre parce qu’elle est « un modèle compact du dispositif disciplinaire » qui réalise « la pénétration du règlement jusque dans les plus fins détails de l'existence ». La contagion virale d’aujourd’hui peut bien, demain, laisser la place à une épidémie de révolte, peu importe : le dispositif de contrôle est tout-terrain.
 
Contrairement à Foucault, qui n’a évidemment jamais vécu les ravages des pestes du XVIIe siècle qu’il évoque, Jean-Jacques Rousseau a, lui, une petite expérience en la matière : alors qu’il débarque à Gênes en août 1743, le philosophe se retrouve confiné, seul, dans un lazaret en raison des mesures de quarantaine prise par la cité pour lutter contre la peste. « Ni fenêtre, ni table, ni lit, ni chaise, pas même un escabeau pour m’asseoir, ni une botte de paille pour me coucher », rapporte-t-il dans les Confessions. Et pourtant : « comme un nouveau Robinson, je me mis à m’arranger pour mes vingt-un jours comme j’aurais fait pour toute ma vie. » Bref, le philosophe genevois adopte l’attitude des stoïciens : prendre son mal en patience, ne pas s’énerver de ce qui ne dépend pas de nous.
 
Au-delà de l’anecdote, la pensée de Rousseau permet d’aborder le confinement par l’autre bout de la hiérarchie politique : du point de vue des citoyens et non des gouvernants. La lutte efficace contre une épidémie ne peut en effet se passer de la prudence et de la vigilance de chacun. Cette vertu civique, que seule l’éducation peut inculquer, est pour Rousseau le « principe [de] la République ». Sans elle, un peuple est incapable de se défendre contre une menace extérieure.
 
Inévitablement, ces précautions peuvent paraître contraignantes pour l’individu - le philosophe le reconnaît lui-même dans le Contrat social : chacun « peut, comme homme avoir une volonté particulière, contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen ». Cependant, l’intérêt commun doit toujours primer. C’est pourquoi il faut apprendre « à se combattre, à se vaincre, à sacrifier son intérêt » personnel.
 
Cela dit, l’influence réelle de nos actions individuelles sur le cours de l’épidémie n’est-elle pas dérisoire ? Peut-être. Mais là n’est pas la question pour Rousseau : la menace du coronavirus est, pour chacun, une occasion de cultiver son civisme.


Octave Larmagnac-Matheron (Philosophie Magazine)

Michel Foucault (1926 - 1984)

Philosophe français. Penseur des dispositifs de surveillance et des logiques d’exclusion, il s’est attaché à penser les manières dont le pouvoir s’exerce sur des domaines aussi divers que le savoir ou la sexualité. Ses derniers travaux portent sur le souci de soi et les processus par lesquels l’individu se constitue comme sujet. En savoir plus.
Jean-Jacques Rousseau (1712 - 1778)

Philosophe suisse, figure critique des Lumières. Sa réflexion politique s’efforce de montrer comment, par le passage d’un « contrat social », les hommes abandonnent l’« état de nature » pour se constituer en peuple. Il fait de la « volonté générale » le principe souverain qui doit toujours guider le législateur. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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