Time to Philo Junior

par Gaspard Koenig

Un documentaire en salle ces jours-ci, Le cercle des petits philosophes, présente les ateliers philo organisés dès le primaire dans plus de 250 classes et voués à se développer dans les prochaines années. Avant de lancer Time to Philo Junior, posons-nous la question suivante : faut-il philosopher avant dix ans ?
 

Tout dépend comment l’on définit la philosophie. Si elle a vocation à « créer des concepts » ainsi que le prétend Deleuze et avec lui tout le mouvement postmoderne continental, on peut craindre le pire. J’imagine déjà des élèves de CM1 refusant d’apprendre les règles de grammaire au nom de la nécessaire déterritorialisation du langage, seul remède à un capitalisme schizoïde… Theodore Zeldin, l’historien des passions françaises, considère ainsi que les cours de philosophie en classe terminale ont contribué depuis près de deux siècles à « fabriquer un certain type de Français, riche des plus hautes prétentions », maniant avec aisance un « vocabulaire abstrait et pompeux », habile « à classifier et à synthétiser » mais pauvre en émotions. Si l’on commence le processus encore plus tôt, ne va-t-on pas former une nation de ratiocinateurs, incapable d’aller de l’avant ?
 
Mais si l’on revient à la conception grecque de la philosophie, art de l’interrogation et de la maïeutique, alors l’enfance avec ses mille pourquoi semble un âge idéal. Théétète épuisé par les questions de Socrate finit par comprendre que celles-ci importent bien davantage que les réponses. Quand ma fille de huit ans me demande pourquoi l’on doit mourir ou si la vie n’est pas un rêve, je dégaine Sénèque et Berkeley : quelle meilleure manière de lui enseigner non pas des vérités, mais des manières de réfléchir que les adultes avec leurs certitudes ont abandonné depuis longtemps ?
 
Le risque naturel d’une telle pratique n’est pas de corrompre les jeunes âmes, comme le redoutaient les juges de Socrate, mais de refuser de grandir. C’est ainsi que Calliclès, dans le Gorgias de Platon, ridiculisait Socrate. « Lorsqu’on continue à philosopher dans un âge avancé, s’emporte le sophiste, la chose devient ridicule, Socrate, et, pour ma part, j’éprouve à l’égard de ceux qui cultivent la philosophie un sentiment très voisin de celui que m’inspirent les gens qui balbutient et font les enfants. Quand je vois un petit enfant balbutier et jouer, cela m’amuse et me paraît charmant, digne d’un homme libre et séant à cet âge. Mais si c’est un homme fait qu’on entend ainsi balbutier et qu’on voit jouer, cela semble ridicule, indigne d’un homme, et mérite le fouet. »
 
Mais après tout, cette menace ne concerne que le philosophe : à chacun de se débrouiller pour trouver sa place dans la société. Mon dernier conseil pour l’Education nationale serait de ne pas confondre philosophie et développement personnel. Les ateliers de méditation présentés dans le documentaire, tout comme l’accent mis sur la bienveillance, éveillent ma suspicion. Philosopher, ce n’est pas moraliser. C’est aussi savoir aller à contre-courant de l’opinion dominante, prendre des risques, briser les idoles. Initions les enfants à la philosophie, mais sans oublier, comme le voulait Nietzsche, qu’elle se pratique aussi à coups de marteaux, fussent-ils à bouts ronds.


Gaspard Koenig

Socrate (470 av. J.-C. - 399 av. J.-C.)

Philosophe grec, connu comme l’un des créateurs de la philosophie morale (basée sur un raisonnement éthique). Bien qu'il n'a laissé aucun écrit, sa pensée et sa réputation se sont transmises par des témoignages indirects, notamment via ses disciples Platon et Xénophon. En savoir plus.
Theodore Zeldin (né en 1933)

Historien, sociologue et philosophe britannique. Grand francophile, il est surtout connu en France pour son Histoire des passions françaises en 5 volumes et son enquête sur Les FrançaisEn savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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