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Les Chrétiens s’apprêtent à célébrer Noël qui est la commémoration de l’Incarnation de Dieu, de sa venue dans notre chair. Les recherches actuelles en Intelligence Artificielle et en robotique évoquent désormais, l’Incarnation des robots à travers la notion d’embodiment. Issue au départ des neurosciences, cette notion porte plus précisément sur la cognition incarnée c’est-à-dire sur la manière dont le corps influence, au-delà du cerveau, les processus d’apprentissage et d’interaction avec un milieu. Comme si la machine devait éprouver dans sa « chair » sensations et émotions pour développer son intelligence. Mais que signifie au juste la chair ? Ne serait-elle donc plus l’apanage de l’homme ?
Longtemps occultée de l’histoire de la philosophie, la notion de chair revient en force sous la plume des phénoménologues du XXème siècle qui vont débattre sur le sens qu’il faut lui donner.
Michel Henry associe étroitement la chair à la vie de l’esprit en revendiquant la doctrine chrétienne de l’Incarnation. Selon lui, « la chair n’est compréhensible qu’à partir de la venue dans le corps de la Vie absolue », (Incarnation) c’est-à-dire de Dieu. Dans cette perspective, la chair diffère du corps car elle ne doit rien au monde. Elle n’est pas un simple mode d’apparaître ou un ensemble de sensations mais la jointure entre le visible et l’invisible. A ce titre, elle est ce qu’il y a de plus spécifiquement humain.
Deleuze va s’insurger contre le virage « religieux » pris par la phénoménologie. Il discrédite la chair, « cette notion pieuse et sensuelle » pour affirmer la « puissante vitalité » d’un corps destiné à s’ouvrir au monde et à ses forces cosmiques. Désacralisant la chair, Deleuze emprunte au poète Antonin Arthaud la notion de « corps sans organes » qui signifie que le corps n’est plus déterminé à l’avance. Il est avant tout un lieu d’expérimentation, d’exploration et de sensations, car « il s’agit de constituer un corps intensif, un champ d’immanence où le désir (…) ne se rapporte plus à aucun critère extérieur ou transcendant. » (Mille Plateaux).
La réflexion de Deleuze sur le corps anticipe notre modernité. « Désorganiser » le corps pour en faire un lieu d’expérience, n’est-ce pas en atténuer la spécificité humaine ? Nous voilà bousculés dans notre considération de ce corps-chair dont nous pensions avoir l’exclusivité.
Toutefois, n’y a-t-il pas une énigme de ce corps-chair qui n’est ni tout à fait ce corps indifférencié de Deleuze, ni la chair idéalisée de Michel Henry. La chair n’est-elle pas finalement cette frontière entre l’homme et le robot qui interroge sur le statut et la valeur du corps humain ? Si nous humains allons dans le sens de l’indifférenciation et la mécanisation du vivant et que la recherche en robotique, au contraire, se dirige vers des machines dotées de conscience, capables de sentir et de s’émouvoir, ne serions-nous pas alors à la veille de changer de civilisation ? La question de la chair est décidément une question bien plus sérieuse que ce qu’elle laissait présager…
Karine Safa
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