Le bonheur est-il dans le pouvoir d'achat ? 

par Eric Deschavanne

L’insatisfaction sociale dont témoigne le mouvement des gilets jaunes conduit une fois encore à s’interroger sur les causes du malaise : pauvreté ou inégalité ? Si le problème est la pauvreté, le remède consiste à augmenter le pouvoir d’achat ; s’il s’agit de l’inégalité, il convient de réduire l’écart entre riches et pauvres. Une question plus fondamentale, et difficile à trancher, devrait toutefois conditionner la réflexion : peut-on définir objectivement le bien-être, donc aussi le niveau de richesse nécessaire et suffisant pour l’atteindre ?

La philosophie d’Épicure fournit une conception simple et objective du bien-être absolu, dont l’absence définit la pauvreté : « Ne pas avoir faim, ne pas avoir soif, ne pas avoir froid ; celui qui dispose de cela, et a l’espoir d’en disposer à l’avenir, peut lutter même avec Zeus pour le bonheur. » Celui qui a la sagesse de se contenter de peu réduit le risque de connaître l’inquiétude des fins de mois difficiles ainsi que la frustration générée par l’espérance de vivre une autre vie que la sienne. Une telle conception peut étayer plusieurs types de discours politiques : le libéral préconise de réduire la pauvreté absolue plutôt que les inégalités ; le social-démocrate recommande, dans cette lutte, de donner la priorité à la redistribution sur la création de richesses ; l’écolo propose  la « sobriété heureuse » dans la voie de la décroissance.

Mais existe-t-il une nature humaine susceptible d’être contentée, des « désirs naturels et nécessaires » dont la satisfaction garantirait un bien-être absolu ? « Étant d’origine sociale, nos besoins sont relatifs par nature », objecte Marx. Ce que confirment aujourd’hui les économistes qui, étudiant les rapports entre croissance économique et sentiment du bonheur, ont cherché en vain à identifier un « seuil de satiété », c’est-à-dire le niveau de revenu au-delà duquel une augmentation du pouvoir d’achat n’affecterait plus le bien-être déclaré. Marx illustre le propos par l’image d’une famille qui, ayant la chance d’avoir un toit sur la tête, verrait un palais s’élever aux alentours ; le poison de la comparaison et de l’envie, auquel la croissance économique ne pourra porter remède, s’instillera irrésistiblement dans les cœurs des habitants de la maison: « elle aura beau se dresser vers le ciel, tandis que la civilisation progresse, ses habitants se sentiront toujours plus mal à l’aise, plus insatisfaits, plus à l’étroit dans leurs quatre murs, car elle restera toujours petite, si le palais voisin grandit dans les mêmes proportions ou dans des proportions plus grandes. » Quand bien même, suggère Marx, le capitalisme générerait un accroissement continu de la richesse dont les salariés bénéficieraient par « ruissellement », le bien-être pâtirait nécessairement de l’inévitable accroissement du luxe et des inégalités. Nos désirs étant relatifs, notre bien-être l’est aussi, de sorte qu’une augmentation substantielle du pouvoir d’achat ne peut garantir la satisfaction et la paix sociales. Voilà pourquoi, s’il est vrai que le niveau de vie a été multiplié par 20 en Occident depuis deux siècles, il est peu vraisemblable que l’augmentation du Smic contente nos gilets jaunes.

On aurait tort cependant de tirer de cette analyse une critique morale facile de l’envie. L’insatisfaction, après tout, est motrice. Suivant l’orientation qu’on lui donne, elle stimule l’ambition personnelle ou la revendication collective, ainsi donc que le progrès indissociablement industriel et social des sociétés modernes.


Eric Deschavanne

Epicure (341 av. J.-C. - 270 av. J.-C.)

Philosophe grec, il est le fondateur de l'épicurisme, une des plus importantes écoles philosophiques de l'Antiquité. Il cherche à atteindre un état de bonheur constant et la tranquilité de l'âme en rejetant toute forme de plaisir non utile. En savoir plus.
Karl Marx (1818 - 1883)

Historien, philosophe et économiste allemand, théoricien de la révolution socialiste et communiste. Il est connu pour sa conception matérialiste de l'histoire, sa description des rouages du capitalisme (Le Capital, première publication en 1867), et pour son activité révolutionnaire au sein du mouvement ouvrier. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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