Time to Philo va-t-il être robotisé ?

L’intelligence artificielle (IA), longtemps rangée parmi les curiosités scientifiques, a envahi depuis quelques années les pages des journaux, les écrans publicitaires et les jouets pour enfants (« Cozmo », un petit robot contrôlé par un programme d’IA, est le jouet le plus vendu aux Etats-Unis). Une série telle que Westworld met en scène des robots aux formes humaines, trop humaines, pourvus d’algorithmes sophistiqués qui peu à peu leur donnent une conscience et une autonomie de décision, au point que l’on finit par se demander qui est le plus réel, de la chair ou de la silicone. Chez Time to Philo, nous mobilisons encore des cerveaux 1.0 s’inspirant des intelligences naturelles du passé. Mais au fond, quelle est la différence ?
 
Si l’on définit l’intelligence comme une capacité à manier des symboles, alors l’IA pourrait représenter l’extension voire l’aboutissement de l’intelligence naturelle. Leibniz le premier avait rêvé d’une « Caractéristique universelle », un langage binaire fait de 1 et de 0, décrivant adéquatement la réalité du monde. Toute loi physique mais également tout concept philosophique seraient traduisibles en une formulation algébrique. Une combinatoire géante, que Leibniz baptise « calculus ratiocinator », permettrait alors de résoudre toute question, évacuant les chimères de l’esprit. Dans ce monde parfaitement rationnel, « il ne sera plus besoin entre deux philosophes de discussions plus longues qu'entre deux mathématiciens, puisqu'il suffira qu'ils saisissent leur plume, qu'ils s'asseyent à leur table de calcul et qu'ils se disent l'un à l'autre : Calculons ! »
 
La vision de Leibniz a inspiré les pères de l’informatique moderne, de Frege à Turing. A leur suite, le philosophe et physicien Nick Bostrom a annoncé dans un livre à succès l’avènement prochain d’une « Superintelligence » dépassant les performances cognitives des êtres humains dans tous les domaines essentiels (y compris l’empathie ou l’instinct social). Une telle IA serait « intelligente au sens où un humain moyen est intelligent comparé à un ver de terre ». Et de même que les humains découpent ou écrasent les vers de terre, une IA « sortie de sa boîte », prenant le contrôle de l’internet puis des infrastructures mondiales, pourrait éliminer l’humanité. « Nos cerveaux pourraient être découpés et scannés s’ils contiennent une information utile pour les buts de l’IA », anticipe gaiement Bostrom.
 
Mais l’hypothèse fondamentale de la Superintelligence repose sur la possibilité de la Caractéristique, c’est-à-dire de la réduction du réel en une succession de symboles et de data. Or cette hypothèse leibnizienne ne va pas de soi. Dans La pensée et le mouvant, Bergson a critiqué fortement la tentation du symbolisme. Il faut selon lui « renverser le travail habituel de l’intelligence » pour lui permettre de saisir la vie elle-même, en renouant avec une intuition non mathématisable et en s’efforçant de saisir l’écoulement du temps. Loin de construire des chimères métaphysiques, Bergson dessine une intelligence ancrée dans les fonctions sensorielles. Les avancées scientifiques contemporaines ne le démentent pas : un neuroscientifique comme Antonio Damasio insiste aujourd’hui sur les liens profonds entre intelligence et émotion.
 
En ce sens, l’IA resterait bien artificielle, un outil de la raison incapable de représenter l’intégralité de notre environnement. Time to Philo n’est pas prêt d’être robotisé !


Gaspard Koenig

Gottfried Wilhelm Leibniz (1646 - 1716)

Philosophe, mathématicien et diplomate allemand. Comme philosophe, il s’est intéressé fort tôt à la scolastique et à la syllogistique et a conçu le projet d’une encyclopédie ou « bibliothèque universelle ». Comme mathématicien, il a fait entrer les sciences dans la nouvelle ère du calcul infinitésimal. En savoir plus.
Henri Bergson (1859 - 1941)

Philosophe français et prix Nobel de Littérature en 1927. Il développa une œuvre philosophique très dense dont on retient traditionnellement quatre principaux ouvrages : Essai sur les données immédiates de la conscience (1889), Matière et mémoire (1896), L'Évolution créatrice (1907), et enfin Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932). Il fut également en 1921 le premier président de la CICI (Commission internationale de coopération intellectuelle), future UNESCO. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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