Le charisme d'Erdoğan

Lors du discours qu’il a prononcé le soir de sa victoire, dimanche dernier, et que j’ai pu suivre depuis Istanbul, le Président turc Recep Tayyip Erdoğan a souligné le taux de participation au scrutin particulièrement élevé. Environ 95% des 60 millions d’électeurs se sont déplacés. L’occasion d’adresser aux Occidentaux qui le critiquent une « punchline » de son cru : « la Turquie n’a pas de leçon de démocratie à recevoir de la part pays où l’abstention atteint parfois les 50%. » Par ces propos, il soulignait le déficit de légitimité de la représentation politique dans les vieilles démocraties libérales. Il répondait aussi à ceux qui l’accusent d’entraîner la Turquie dans une dérive autoritaire : c’est l’élection au suffrage universel qui démontre la nature démocratique de son régime. Mais le vote est-il suffisant pour qualifier la démocratie ?
 
Du grec dêmos « peuple », et kratein « commander », la démocratie représente le régime où la souveraineté appartient au citoyen, qu’elle soit directe ou représentative. Et le vote est le moyen par lequel le peuple constitué en corps politique préside à ses propres destinées. Il est incontestable que le peuple turc a choisi de réélire Erdoğan à la tête du pays, en le créditant de plus de 52% des votes, et en lui donnant une majorité de coalition au Parlement lors des élections législatives qui se sont tenues le même jour. De ce point de vue, on ne peut faire de ce président un tyran qui aurait usurpé le pouvoir. Mais il y a un certain malentendu qui persiste entre la conception du chef que déploie Erdoğan depuis maintenant quinze ans, et notre philosophie politique à l’européenne. Un malentendu qui pourrait s’analyser comme un fait d’anthropologie. Certes, Erdoğan a révisé la constitution pour concentrer presque tous les pouvoirs dans les seules mains du président. Mais, ce qu’il propose à son peuple, et que ce dernier valide, c’est un ethos. Ce que les Grecs définissaient comme une certaine manière d’être, un caractère, quasiment érigé en vertu. L’ethos du président turc, c’est celui de la force, une masculinité brutale, où il est explicitement question de soumettre tous ceux qui seraient en désaccord avec le projet majoritaire dont il s’estime porteur, et qualifiés de « terroristes ».
 
Max Weber nous aide à penser cet idéal-type. Dans La Domination, une étude que l’on pourrait qualifier de sociologie historique, il établit différents types de domination politique. Dont le gouvernement des bureaucrates qui ressemblerait au type de régimes que connait actuellement l’Europe. Et la domination charismatique, celle d’un chef ayant accédé au statut de quasi héros, et qui ressemblerait cette fois à la Turquie d’Erdoğan. Car dans ce régime-là, le chef doit montrer qu’il est détaché des contingences qui régissent le gouvernant normal. Il s’affranchit même des règles bureaucratiques, il impose sa volonté sur le cours des choses, mais emporte l’assentiment voire l’amour des dominés, par une forme de séduction. Il est l’homme fort, celui qui a survécu à un coup d’État et maté le danger.
 
Mais même si cette domination charismatique et le projet de société qu’elle emporte correspondent à l’aspiration d’une majorité, les conditions réelles de la vie publique doivent prévoir un certain nombre de garde-fous. Pour que le fait majoritaire ne devienne pas une « tyrannie de la majorité », un risque interne à la démocratie que John Stuart Mill avait identifié. Et l’un de ces garde-fous réside dans la possibilité, pour les opinions minoritaires, de pouvoir s’exprimer librement. Dans De la liberté, il écrit : « si tous les hommes moins un partageaient la même opinion, et si un seul d’entre eux était de l’opinion contraire, la totalité des hommes ne serait pas plus justifiée à imposer le silence à cette personne, qu’elle-même ne serait justifiée à imposer le silence à l’humanité si elle en avait le pouvoir ». Il ne s’agit pas tant d’une sorte de morale démocratique que d’un souci quasi épistémologique. En empêchant les divergences de s’exprimer, une société se prive de la possibilité de progrès intrinsèque à la confrontation des idées. Bref, lorsqu’entre deux élections un pouvoir politique bâillonne les médias, criminalise l’opposition, censure les intellectuels, brutalise le débat public, il dévitalise la vie démocratique. Il infantilise le citoyen, qui n’a plus alors que deux modalités pour exprimer une opinion politique, le plébiscite ou le vote de contestation, dans une société ultra polarisée. 


Laura-Maï Gaveriaux 

Max Weber (1864 - 1920)

Economiste et sociologue allemand. Il est considéré (avec Emile Durkheim) comme l'un des pères de la sociologie. Ses travaux portent principalement sur les changements opérés sur la société avec l'entrée dans la modernité (capitalisme, bureaucratie, rationalisation en Occident). En savoir plus.
John Stuart Mill (1806 - 1873)

Philosophe et économiste britannique. Avec De la liberté (1859), il propose une œuvre radicale, défendant les libertés morales et politiques de l'individu face à l'Etat, la souveraineté de l'individu sur lui-même face à la "tyrannie de la majorité". Il développe également la doctrine utilitariste (agir ou ne pas agir pour le bien collectif). En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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