Pourquoi vouloir gagner la coupe du monde ?

Par Eric Deschavanne 

Tous les quatre ans, la coupe du monde de football bouleverse la hiérarchie de l’information. La passion du foot semble avoir raison de toute raison critique. Elle a vaincu la résistance tiers-mondiste à l’impérialisme culturel occidental ainsi que la dénonciation marxiste de l’opium du peuple. Une partie de l’élite – intellectuels compris – s’adonne désormais sans complexe à cette passion populaire. Avec un brin de mauvaise foi, certains croient pouvoir la concilier avec l’esprit critique en se persuadant que le foot aussi, « c’était mieux avant », avant le dévoiement par la mondialisation capitaliste et le barnum médiatique. Ce faisant, ils confondent la cause et l’effet : les multiples intérêts en jeu (pour les acteurs, les organisateurs, les médias, les sponsors) n’auraient aucune réalité sans la passion qui habite le cœur des spectateurs-supporters.

Pourquoi vouloir gagner la coupe du monde ? Une première interprétation souligne le caractère artificiel et absurde de cette passion du foot qui s’empare de la société. La tyrannie du dérisoire est une dimension du tragique de la condition humaine. Ce qu’entend signifier Blaise Pascal à travers l’analyse qu’il fait du « divertissement », dont les trois traits structurels se retrouvent dans la passion du foot. En premier lieu, le divertissement est divertissement parce qu’il nous arrache à l’ennui, nous détourne des maux de l’existence ainsi (c’est la thèse de Pascal) que de la contemplation du « malheur naturel de notre condition faible et mortelle ». Le deuxième trait est la futilité : l’homme est si vain, estime Pascal, qu’au milieu de tous ses problèmes, « une balle qu’il pousse » suffit pour le divertir. Le cœur de l’analyse fait apparaître un troisième aspect du phénomène : pour que le divertissement fonctionne, il faut que son objet fasse illusion et soit pris au sérieux. La passion du foot exige de considérer que rien n’est plus important que de gagner la coupe du monde. Le supporter devant son écran est à l’image du joueur qui, pour se passionner, doit croire que son objectif est le gain qu’il espère : il faut, dit Pascal, qu’il se dupe lui-même, « en s’imaginant qu’il serait heureux de gagner ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui donnât à condition de ne point jouer, afin qu’il se forme un sujet de passion, et qu’il excite sur cela son désir, sa colère, sa crainte, pour l’objet qu’il s’est formé, comme les enfants s’effrayent du visage qu’ils ont barbouillé. »

Une autre interprétation consiste à voir dans l’effervescence autour de la coupe du monde moins un divertissement qu’une grande fête publique et démocratique, un moment de communion nationale et de reconnaissance des peuples. Dans sa Lettre à d’Alembert, Rousseau oppose deux types de spectacles : à ceux « qui renferment tristement un petit nombre de gens dans un antre obscur », où « chacun s’isole », « va oublier ses amis, ses voisins, ses proches, pour s’intéresser à des fables », il préfère les fêtes qui rassemblent le peuple: « donnez les spectateurs en spectacle ; rendez-les acteurs eux-mêmes ; faites que chacun se voie et s’aime dans les autres, afin que tous soient mieux unis ». La coupe du monde aurait-elle la moindre valeur à nos yeux sans le souvenir de la liesse populaire de 98 ou celui des larmes partagées de Séville 82 ? Peut-être feignons-nous de croire que seule la victoire est belle à seule fin de nous donner le bonheur d’être ensemble.


Eric Deschavanne

Blaise Pascal (1623 - 1662)

Mathématicien, physicien, inventeur (notamment de la première machine à calculer), philosophe et théologien français. Dans ses Pensées, publiées en 1669, après sa mort, il développe une défense de la religion chrétienne contre les sceptiques et les libres penseurs (après avoir assisté, selon la légende, à une guérison miracle)En savoir plus.
Jean-Jacques Rousseau (1712 - 1778)

Ecrivain et philosophe genevois francophone, son œuvre participe à l'esprit des Lumières et se caractérise notamment par son rejet des régimes autocratiques et par le lien entre égalité et liberté. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
Share
Tweet
Share
Copyright © 2015 Adin Publications, All rights reserved.

Notre adresse :
Adin Publications
180 rue de Grenelle
PARIS 75007
France

Ajoutez-nous à vos contacts