Leibniz joueur de go

Coup de tonnerre sur le monde du jouet : la chaine de magasins Toys "R" Us va fermer ses portes. Au-delà du géant américain, c’est tout un secteur qui est fragilisé, Lego, Mattel, La Grande Récré… De nombreuses explications sont avancées : le virage numérique n’aurait pas été pris à temps, les loisirs de nouvelle génération mènent la vie dure aux jouets traditionnels etc. Aux raisons structurelles et conjoncturelles, ne faudrait-il pas rajouter une explication philosophique et anthropologique ? Aurions-nous déserté le jeu comme objet de culture au profit du divertissement ? A moins que l’homme ne joue moins ? Mais si le jeu est le propre de l’homme, serions-nous alors moins…humains ? Comment faire face à cette question vertigineuse ?

Ne nous fourvoyons pas. Paradoxalement, le jeu n’a jamais été aussi présent que dans nos sociétés modernes, des programmes de téléréalité aux jeux vidéo qui auront bientôt leur école de commerce à Lyon. Tout est jeu ! Le jeu est partout mais cette omniprésence n’est-elle pas un signe d’érosion, d’appauvrissement du jeu ?

Aux 17ème et 18ème siècles, la société est prise d’une fièvre ludique. Le jeu fait son entrée royale en philosophie. D’âpres discussions s’engagent quant à sa valeur épistémologique, éducative, émancipatrice, ou au contraire diabolique. Leibniz considère que le jeu est l’activité par excellence où l’intelligence affûte ses armes en ce sens qu’il pose des problèmes mathématiques. Il permet des combinaisons stratégiques, l’estimation des chances, la prévision, le calcul. Autant dire que l’activité ludique est le plus précieux allié pour exercer son ingéniosité et son inventivité. « Je souhaiterais, nous dit-il dans ses Nouveaux essais sur l’entendement humain, qu’un habile mathématicien voulût faire un ample traité bien circonstancié et bien raisonné sur toutes sortes de jeux, ce qui serait de grand usage pour perfectionner l’art d’inventer. »

Pour Pascal savant, le jeu demeure un modèle pour ses travaux de géomètre sur le hasard, mais pour Pascal apologiste le jeu est aussi divertissement, esquive morale, atonie de la pensée, parade pour éviter de voir en face le néant et la misère d’une condition. Pascal fait ainsi écho aux moralistes dont les œuvres essaiment pour « savoir si une personne adonnée au jeu peut se sauver et principalement les femmes (sic) » (1633, abbé Thiers)

Lâché dans notre 21ème siècle, l’auteur des Pensées se verrait en prophète de notre temps. On peut se demander si Leibniz ne réviserait pas son jugement en ayant entre les mains un jeu vidéo faisant l’apologie de la violence. Mais heureusement que tous nos jeux ne sont pas logés à la même enseigne !

Les bibliothèques avaient leur enfer. Allons-nous créer un purgatoire du jeu ? Non, mais redécouvrir le sens du jeu qui n’a pour autre fin que lui-même, au-delà du tout numérique, de l’hyper réalité, ou même de son instrumentalisation pédagogique tant il est vrai selon la formule fameuse de Schiller que « l’homme n’est tout à fait homme que là où il joue ». Et retrouver peut-être un peu du paradis leibnizien qui célèbre ces jeux où « l’esprit s’y trouve à son aise… ». A l’instar du jeu de Go, qui intriguait tant Leibniz d’ailleurs. Visionnaire, le philosophe y pressentait non seulement un art mais la construction d’un monde où s’enchaînent les possibles ! Et si nos jeux portaient le meilleur des mondes, celui qui harmonise la rigueur d’une règle avec les vertiges de la liberté créatrice ?



Karine Safa

Gottfried Wilhelm Leibniz (1646 - 1716)

Philosophe, mathématicien et diplomate allemand. Comme philosophe, il s’est intéressé fort tôt à la scolastique et à la syllogistique et a conçu le projet d’une encyclopédie ou « bibliothèque universelle ». Comme mathématicien, il a fait entrer les sciences dans la nouvelle ère du calcul infinitésimal. En savoir plus.
Blaise Pascal (1623 - 1662)

Mathématicien, physicien, inventeur (notamment de la première machine à calculer), philosophe et théologien français. Dans ses Pensées, publiées en 1669, après sa mort, il développe une défense de la religion chrétienne contre les sceptiques et les libres penseurs (après avoir assisté, selon la légende, à une guérison miracle)En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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