Heidegger sur Mars

En février 1610, Galilée tournait vers le ciel sa lunette astronomique, et découvrait que Jupiter avait des satellites : ainsi donc, la Terre n’était pas le centre du monde, puisque certains astres du ciel ne tournent pas autour d’elle… Subitement, l’homme devenait un voyageur errant dans l’immensité de l’univers.
 
En février 2018, Elon Musk envoyait dans l’espace la fusée Falcon Heavy. Objectif de la mission : Mars. Le patron de Tesla s’est promis de faire vivre un million de personnes sur la planète rouge. Pour tous ceux qui comme lui annoncent et financent l’avancée du transhumanisme, la colonisation de l’espace est un impératif essentiel : si demain la science parvient à vaincre la mort, le problème le plus urgent sera celui de la coexistence sur notre petite planète de milliards d’êtres humains qui s’additionneraient sans plus se céder la place… Il est donc temps de trouver un autre point de chute que notre pauvre Terre déjà épuisée par la crise écologique.
 
Entre ces deux dates s’est déroulée la plus grande révolution qu’ait vécue l’humanité. La modernité commence par une transformation du regard porté sur l’espace : le cosmos était, pour Aristote et ses héritiers, une sphère limitée, entourant et protégeant la Terre, où chaque chose avait son lieu ; il devient un espace neutre, sans limites ni frontières, où rien n’est vraiment stable ou central. Le philosophe Alexandre Koyré décrira, dans un ouvrage consacré à la révolution scientifique, ce passage « du monde clos à l’univers infini. »
 
Au-delà du vertige qu’une telle découverte suscite, elle devient rapidement l’occasion d’un changement profond dans notre manière d’habiter le monde – ou plutôt, de l’ « inhabiter », comme le montrait Karine Safa dans un précédent TTP. Car nous sommes désormais des errants : de cette conscience de l’itinérance viendra la dynamique de la mondialisation, et son extension désormais à d’autres terres inexplorées : la Lune hier, sur laquelle Musk veut envoyer des vols touristiques dès cette année ; demain Mars, et plus loin encore ?
 
Pourtant, est-ce encore d’un monde qu’il s’agit ? Pour Martin Heidegger, l’être humain est « configurateur de monde », parce qu’il habite un lieu singulier autour duquel ses représentations s’organisent. Un monde, ce n’est pas un espace géométrique neutre et indifférencié ; c’est un proche et un lointain, un ici et un là-bas, une distance entre le familier et l’inconnu, l’exotique ou le mystérieux. En faisant l’inventaire de tout ce qui est sur la terre, la modernité technique a détruit la possibilité d’habiter un lieu singulier, et de se tourner vers un ailleurs mystérieux pour y projeter un voyage. Comment désormais, comme le voulait Baudelaire, aller « au fond de l’inconnu, pour trouver du nouveau » - alors que tout est déjà photographié, repéré, géolocalisé ?
 
En voyant les astronautes d’Apollo IX marcher sur la Lune, Heidegger observe : « Le monde se rétrécit. » La conquête de l’espace abolit les distances, et en mettant le lointain à notre portée, elle le supprime comme lointain. « On peut dire que, lorsque les astronautes posent le pied sur la Lune, la Lune disparaît en tant que Lune. Elle ne se lève plus, ni ne se couche. Elle n’est plus qu’un paramètre de l’emprise technique de l’homme. »
 
Rien de tout cela sans doute n’arrêtera Elon Musk. Mais l’essentiel n’est pas là : la fascination pour l’accélération technique nous a déjà conduits vers trop de mirages. Le vrai défi pour nous n’est plus d’aller toujours plus loin, mais, ici, maintenant, de réapprendre à habiter et à aimer notre monde et nos propres corps.


François-Xavier Bellamy 

Martin Heidegger (1889 - 1976)

Philosophe allemand, il a orienté très tôt sa pensée autour de la question du "sens de l'être". Il a surtout cherché à dépasser la métaphysique traditionnelle en donnant de nouveaux fondements à la philosophie. Sa pensée a rencontré un écho important chez les philosophes français notamment Sartre ou Merleau-Ponty. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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