La passion est-elle une excuse ?

par Eric Deschavanne

A entendre certains commentaires, on pourrait croire que l’acte meurtrier de Jonathann Daval - tel qu’on peut en avoir la perception après ses aveux, comme l’effet d’un moment de colère lors d’une dispute conjugale - serait moins « impardonnable » que ses mensonges. Comme si la passion, ce « violent mouvement de l’âme » suscitait davantage l’indulgence que la logique de l’intérêt, à laquelle semblent ressortir la mise en scène et la comédie du criminel, a priori imputables au désir, jugé mesquin, d’échapper au jugement des hommes. 

D’où procède cette valeur d’excuse accordée à la passion ? En premier lieu de l’idée que celle-ci, à la différence de l’intérêt, prive le sujet de la maîtrise de soi. Ce qu’exprime le mot fameux mis par Ovide dans la bouche de Médée : Video méliora proboque, deteriora sequor (« Je vois le bien, je l’approuve, et je fais le pire. ») Qu’elle adopte le parti-pris métaphysique de la liberté humaine ou bien celui du déterminisme, la philosophie récuse cependant l’excuse romantique de la « force irrésistible ». Du point de vue de la liberté, celui de Kant ou de Sartre, l’homme est responsable de sa passion. A la différence de la folie, la passion n’altère pas la conscience ; le passionné « voit le bien » et ne peut donc prétendre sans mauvaise foi se soustraire à sa direction. Au regard de Spinoza, pour lequel à l’inverse le libre-arbitre n’est qu’une illusion, la formule d’Ovide illustre l’universel déterminisme du désir. La notion d’excuse n’a alors tout simplement aucun sens, puisque l’homme, qu’il soit un sage ou un criminel, n’est pas responsable de ce qu’il est. 

La passion tire également sa valeur d’excuse d’une autre caractéristique essentielle qui la différencie de l’intérêt. Tandis que l’intérêt, qui est égoïste par définition, ne voit dans les autres que de simples instruments, la passion - l’amour ou la haine - est par essence relative à autrui, considéré comme un alter ego dont on attend amour, reconnaissance et respect. La haine est un désir d’être aimé ou d’être respecté meurtri. La colère résulte de l’outrage subi, la jalousie et la révolte du conjoint abandonné portent une plainte contre la déloyauté ou la trahison de l’autre. De sorte que la faute de la victime peut justifier, à ses propres yeux à tout le moins, le criminel sous l’emprise de la passion. 

La raison ne saurait non plus admettre cette excuse, et ce, quels que soient les faits. Le désir de vengeance, écrit Kant, est « la haine qui résulte du tort subi. » Le désir légitime de justice est toutefois impersonnel et universel, alors que la haine demeure toujours l’expression du « cher Moi », confondant l’amour-propre avec la loi morale. Si pour Kant il n’y a qu’une analogie entre le désir de vengeance comme passion et le désir rationnel de justice, les penseurs du déterminisme, Spinoza ou Nietzsche, voient dans le jugement moral et la volonté de punir une modalité particulière de ce même désir de vengeance. Pour surmonter la haine, il faudrait dans cette perspective dépasser l’illusion du libre-arbitre, la morale, ainsi que les notions de responsabilité, de culpabilité et d’excuse qui vont avec. 

L’idée que la passion ne saurait être « une raison », une justification, est donc un lieu commun de la philosophie. Dénier aux passions, au motif qu’elles ne peuvent servir d’excuse, un rôle déterminant dans l’explication de la violence et les crimes dont les hommes sont capables constituerait en revanche une lourde erreur. 

 

Eric Deschavanne

Baruch Spinoza (1632 - 1677)

Philosophe néerlandais dont la pensée eut une influence considérable sur ses contemporains et nombre de penseurs postérieurs. Son œuvre entretient une relation critique avec les positions traditionnelles des religions et vise essentiellement la constitution d'une éthique rationnelle et intellectualiste qu'il décrit comme la « voie qui mène à la liberté ». En savoir plus.
 
Emmanuel Kant (1724 - 1804)

Philosophe allemand, il a exercé une influence majeure sur l'idéalisme allemand, la philosophie analytique, la phénoménologie ou la philosophie postmoderne. Il est considéré comme le fondateur du criticisme, à travers notamment de ses 3 Critiques : Critique de la raison pure, Critique de la raison pratique et Critique de la façon de juger. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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