Trump est-il libre ?

par Gaspard Koenig 

La décision prise par Donald Trump de reconnaître Jérusalem comme capitale d’Israël va tellement à l’encontre de tout le consensus diplomatique, et crée tant de risques (dont celui d’une troisième intifada) pour des gains difficilement appréciables, qu’on est en droit de se demander s’il s’agit d’une véritable stratégie ou d’une sorte de caprice présidentiel. Et si Trump avait cédé aux sirènes de l’acte gratuit ?
 
Théorisé par Lafcadio, le héros d’André Gide dans Les Caves du Vatican, l’acte gratuit est censé prouver la liberté de son auteur en échappant à toute justification, à toute logique, et donc à tout déterminisme. Dans une scène fameuse, Lafcadio précipite un inconnu par la portière du train Rome-Naples : il s’était donné le temps de compter jusqu’à douze, conditionnant son geste à l’apparition d’une lumière dans le paysage… Manque de chance pour sa victime, un feu apparaît au chiffre 10. C’est le crime parfait, sans mobile ni gratification. Gide a reconnu l’influence de Dostoïevski et de Nietzsche. Comme si la gratuité était la consécration de l’individualité, l’ultime expression du chaos qui se loge en chacun de nous. « Je suis un être d’inconséquence », prévient Lafcadio. Cette inconséquence nous arrache à la chaîne causale des raisonnements, des sentiments et des instincts. Elle confère à l’homme sa seule supériorité sur l’animal : le pouvoir d’être irrationnel, inexplicable, irrésoluble. Par-delà le bien et le mal, l’être agissant s’approprie le hasard. En poussant le Moyen-Orient hors du train géopolitique, le leader du monde libre ne cherche-t-il pas à poser sa propre liberté ?
 
Ce serait là confondre liberté et indifférence. A la fin de L’Être et le Néant, Sartre règle ses comptes avec les « partisans de la liberté d’indifférence », Gide en tête. « Parler d’un acte sans motif, écrit le philosophe de l’existentialisme, c’est parler d’un acte auquel manquerait la structure intentionnelle de tout acte et les partisans de la liberté, en la cherchant au niveau de l’acte en train de se faire, ne sauraient aboutir qu’à la rendre absurde. » Autrement dit, un acte sans mobile est impossible. Nous agissons dans un champ d’intention qui guide toute notre existence. En ce sens, le mobile de Lafcadio est de n’en pas avoir…
 
La liberté, ce n’est alors pas l’acte gratuit, mais au contraire la prise de conscience de notre responsabilité dans chacun de nos actes. « L’homme ne saurait être tantôt libre et tantôt esclave, poursuit Sartre : il est tout entier et toujours libre où il ne l’est pas. » Refuser d’admettre cette contingence en même temps que cette responsabilité, se croire nécessaire, c’est fuir l’angoisse inhérente à la condition humaine ; c’est se comporter en « salaud », pour reprendre une autre expression de Sartre dans La Nausée.
 
Peut-être une formule plus appropriée pour décrire les initiatives diplomatiques du Président des Etats-Unis ?


Gaspard Koenig

Jean-Paul Sartre (1905 - 1980)

Ecrivain et philosophe français. Représentant du courant existentialiste et fondateur de la revue Les Temps Modernes (1945), il est connu pour son imposante œuvre philosophique et littéraire (notamment La Nausée en 1938 et L'Être et le néant en 1943), ses pièces de théâtre (Huis clos en 1944), ainsi que pour ses engagements politiques à gauche. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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