Faut-il trahir ? 

La recomposition politique en cours, qui voit de nombreuses personnalités délaisser leur parti d’origine pour rejoindre La République En Marche (et son gouvernement), donne lieu à des accusations de trahison. A quoi les intéressés répondent que « la France vaut mieux que les partis ». Y aurait-il donc des trahisons morales ?
 
Oui ! dit le Machiavel caché en chacun d’entre nous. L’auteur du Prince dépeint un univers de trahisons mutuelles, qui instaure une sorte d’éthique du coup de poignard dans le dos : « comme les hommes sont méchants, et qu'assurément ils ne vous tiendraient point leur parole, pourquoi devriez-vous leur tenir la vôtre ? » Le seul critère de jugement, c’est l’efficacité au regard des objectifs poursuivis : « dans les actions des hommes, et surtout des princes, qui ne peuvent être scrutées devant un tribunal, ce que l'on considère, c'est le résultat ». En politique plus qu’ailleurs, la trahison est donc légitime pour prendre en compte l’évolution des circonstances : « un prince bien avisé ne doit point accomplir sa promesse lorsque cet accomplissement lui serait nuisible, et que les raisons qui l'ont déterminé à promettre n'existent plus ». Mais elle n’est valable que si et seulement si elle est réussie : ceux qui ont trahi sans décrocher de poste peuvent se poser quelques questions…
 
Si Machiavel montre une certaine conception pragmatique de l’intérêt général, il évacue la conscience individuelle et le devoir moral qu’elle impose vis-à-vis de soi-même. N’est-il pas condamnable de trahir ses valeurs pour ses intérêts ? Le parangon de cette faiblesse dans notre imaginaire collectif, c’est Judas qui a dénoncé Jésus aux Romains pour trente deniers. Qui voudrait lui ressembler ?
 
C’est là qu’intervient la question du prix. Dans La philosophie du malheur, Alexis Philonenko relève que trente deniers est une somme absurdement faible, acceptée sans négociation. Judas serait ainsi « le plus mauvais marchand de tapis de l’Orient ». La Bible nous laisse avec ce mystère : on ne vend pas Jésus pour se payer un dîner !
 
A moins que, précisément, l’essence morale de la trahison ne réside dans son caractère gratuit. C’est toute la philosophie de Jean Genet dans son Journal du voleur, autobiographie décadente et métaphysique – « cosmogonie sacrée » pour Sartre - où se mêlent de manière indissociable homosexualité, vol et trahison. Trahison amoureuse, trahison des idéaux, trahison de son pays : les infidélités se mêlent dans un vertige nihiliste. Le seul critère moral de Genet, c’est l’esthétique de l’action. « Trahir peut être un geste beau, élégant, composé de force nerveuse et de grâce. » La trahison calculée, la trahison machiavélique ou intéressée n’entre pas dans cette catégorie. Seule compte « la trahison abjecte. Celle que ne justifiera aucune héroïque excuse. Celle qui est sourde, rampante, provoquée par les sentiments les moins nobles. » Il faut trahir sans arrière-pensée. Trahir pour trahir, sans retour ni rédemption, sans justification ni espoir. Le traître mérite sa part de beauté.
 
Genet partage entraîne son lecteur dans la joie mauvaise de la trahison. « Je connus une curieuse douceur, une sorte de liberté m'allégeait, à mon corps couché sur le lit donnait une agilité extraordinaire. » Serait-ce un sentiment partagé par quelques-uns de nos politiques ?
 

Nicolas Machiavel (1469-1527)

Penseur humaniste italien de la Renaissance, philosophe, théoricien de la politique, de l'histoire et de la guerre. Dans son ouvrage le plus célèbre, Le Prince (1513), souvent accusé d'immoralisme, il décrit comment devenir prince et le rester. En savoir plus
Alexis Philonenko (né en 1932)

Philosophe et historien de la philosophie français. Il est en particulier un spécialiste de Kant et l’auteur de travaux et de textes sur la philosophie et la guerre. En savoir plus
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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