La morale du libre-échange

En retirant les Etats-Unis du traité de libre-échange transpacifique, Donald Trump remet le protectionnisme au cœur du débat mondial. Il y a un siècle et demi, les vives controverses autour des tarifs douaniers pour les céréales en France et en Grande-Bretagne avaient déjà largement posé les contours de la réflexion, qui pour être largement économique n’en implique pas moins de vrais choix de société.

Karl Marx est sans doute l’opposant le plus célèbre au libre-échange. Dans un discours repris à la fin de Misère de la philosophie, il ne remet pas en cause les « lois de l’économie politique ». Oui, la libéralisation des échanges permettra de réduire le prix des marchandises. Mais si les entreprises sont mises en concurrence, les travailleurs le seront aussi, ce qui provoquera chômage et chute des salaires. Car « le capital devenu libre ne rend pas l’ouvrier moins esclave que le capital vexé par les douanes ». Loin de faire naître la fraternité entre les nations, le libre-échange, en renforçant la centralisation du capital entre quelques mains, aiguise la lutte entre les classes. L’exploitation prend une dimension mondiale (Apple qui sous-traite sa fabrication en Chine, par exemple). Un argument que Marx renverse de manière inattendue à la fin du texte : le libre-échange pourrait bien accélérer la crise du capitalisme. « Le système de la liberté commerciale hâte la révolution sociale. C'est seulement dans ce sens révolutionnaire, Messieurs, que je vote en faveur du libre-échange »…

Marx se réfère tout au long de son texte aux économistes libéraux, à commencer par David Ricardo. Allons donc retrouver dans les Principes d’économie politique de ce dernier les arguments qui plaident en faveur du libre-échange. Ricardo y formule au chapitre 7 la célèbre théorie des avantages comparatifs : le libre-échange ne profite pas seulement aux pays possédant un avantage absolu dans certains secteurs, mais à tous ceux qui ont la possibilité de se spécialiser. C’est win-win. Par exemple, si le Portugal peut produire à la fois du vin et des tissus à moindre coût (c’est-à-dire moins d’heures de travail) que l’Angleterre, le Portugal aura néanmoins intérêt à concentrer ses investissements dans son produit comparativement le plus compétitif (en l’occurrence, le vin), et à acheter les autres aux Anglais (en l’occurrence, les tissus). C’est la division du travail à l’échelle mondiale, chaque pays optant pour une spécialité selon ses dispositions naturelles, culturelles ou artificielles (y compris réglementaires et fiscales, donc).

Comme Marx, il faut le souligner, Ricardo admet que le libre-échange fera baisser certains salaires, et disparaître certains emplois. Mais cet effet brutalement visible est largement compensé par l’augmentation du pouvoir d’achat, autrement dit de la quantité et de la diversité de biens disponibles à un coût de plus en plus réduit. Pourquoi, ultimement, favoriser la consommation par rapport à l’emploi ? Parce qu’elle augmente la somme des plaisirs possibles (« the sum of enjoyments »), et donc… le bonheur de l’humanité.

On voit donc que, du point de vue strictement économique, Marx et Ricardo sont assez d’accord. C’est ailleurs que s’exprime leur divergence. Le premier se situe sur un terrain politique : l’exploitation par le capital. Le second assume une finalité morale, teintée d’utilitarisme : le bonheur consumériste. Un objectif qu’il nous est facile de moquer aujourd’hui, nous qui passons notre temps à l’AppleStore…

David Ricardo (1772 - 1823)

Economiste, agent de change et député britannique. Il est considéré comme l'un des économistes libéraux les plus influents de l'école classique. Autodidacte de la pensée économique, il publie en 1817 son œuvre maîtresse, Des principes de l'économie politique et de l'impôt, où il énonce la base de la théorie du libre-échange. En savoir plus.
Karl Marx (1818 - 1883)

Historien, philosophe et économiste allemand, théoricien de la révolution socialiste et communiste. Il est connu pour sa conception matérialiste de l'histoire, sa description des rouages du capitalisme (Le Capital, première publication en 1867), et pour son activité révolutionnaire au sein du mouvement ouvrier. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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