Doit-on se résigner au Mal ?

Les rumeurs du carnage qui se perpétue à Alep nous rappellent des images qui, pour la plupart d’entre nous, restent confinées à des livres ou des films. Au hasard : les têtes qui volent dans l’Enéide, une épopée particulièrement saignante de Virgile qui rappelle la cruauté des guerres antiques ; les exterminations de populations entières par les Croisés, dépeintes par Amin Maalouf dans Les croisades vues par les Arabes ; ou l’insoutenable, incompréhensible histoire du génocide rwandais narrée par ses acteurs dans la trilogie de Jean Hatzfeld, Récit des marais rwandais. Depuis l’Antiquité, nous sommes donc régulièrement confrontés à la même question, probablement sans réponse : d’où vient le mal, le mal absolu, celui qui tue sans discernement, torture sans raison, anéantit sans limite ? Faut-il s’y résigner comme à l’horizon indépassable de notre nature ?

Telle est l’intuition classique. Livrés à nous-mêmes, à nos « instincts », nous (re)deviendrions des bêtes sauvages, ennemis naturels les uns des autres, toujours prêts à nous entre-dévorer. C’est Thomas Hobbes qui, frappé par les cruautés de la première révolution anglaise, traduisit cette sombre hypothèse en termes de philosophie politique. Dans son Léviathan, il décrit la condition naturelle des hommes, sans pouvoir central qui puisse les discipliner, comme un état de guerre permanent. Dans cette ambiance de méfiance universelle, la vie de l’homme est, selon une formule célèbre, « solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève ». Seul le Léviathan, c’est-à-dire l’Etat auquel chacun confie le soin de protéger sa propre vie, pourra ramener la paix et l’ordre, au prix d’une contrainte sans relâche sur nos mauvais penchants. Conclure un contrat social, c’est poser ses revolvers à l’entrée du saloon. Le Mal est en nous, toujours sur le point de resurgir dès que l’autorité s’affaiblit.

Seulement voilà, les progrès de l’anthropologie nous présentent une analyse bien différente de l’état de nature. Marcel Mauss décrivait déjà il y a près d’un siècle, chez les sociétés primitives, le potlatch, cycle de dons et contre-dons entretenant les relations sociales. Aujourd’hui, David Graeber élabore la théorie d’un « communisme de tous les jours » régulant les échanges. Les relations humaines, explique-t-il, sont fondées sur l’acte gratuit, le service sans retour, l’hospitalité sans tarification (salut, AirBnb !). De même, les neurosciences nous offrent une vision plus optimiste de nous-mêmes. Une sommité de la discipline, Steven Pinker, dans un retentissant essai de 2011, The Better Angels of Our Nature, explique le déclin continu de la violence au cours du dernier millénaire par les mutations culturelles et économiques. L’émergence progressive d’un environnement propice à l’échange de biens, d’informations et d’expériences favoriserait nos meilleurs instincts. Sauf, précise Pinker, quand « l’idéologie » s’en mêle… Dans cette perspective, c’est le Mal qui devient une création artificielle, liée à l’émergence d’entités transcendantes, catégories trop grossières effaçant la diversité des situations individuelles : Nations, Dieux, Races ou Idées… Pourquoi se bat-on, sinon pour des abstractions ?

On cite inlassablement la formule de Hobbes dans son Citoyen (qui remonte à Plaute) : homo homini lupus, l’homme est un loup pour l’homme. On omet généralement la suite : homo homini deus, l’homme est un dieu pour l’homme. Placés dans de bonnes conditions, nous dit Hobbes, les hommes sont capables d’exercer eux-mêmes la justice et la charité. C’est cet équilibre subtil qu’il nous faut à tout prix préserver, en créant l’environnement adéquat pour que vous et moi devenions, en cette veille de Noël… des petits dieux.

Thomas Hobbes (1588 - 1679)

Philosophe anglais à l'influence considérable sur la philosophie moderne en particulier pour sa conceptualisation de l'état de nature et du contrat social, dans son œuvre majeure : le LéviathanEn savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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