Najat, mater familias

Invitée de France Culture, Najat Vallaud-Belkacem a déclaré lundi dernier : « Pardon pour ce bon sens peut-être un peu trop classique pour certains mais je trouve qu'un responsable politique, et en particulier un responsable politique au sommet de l'État, qui préside aux destinées d'un pays, (…) a un peu un rôle équivalent à ce que peut avoir un père de famille ou une mère de famille à l'égard de ses enfants. » A quel « bon sens classique » se référait donc la ministre de l’Enseignement supérieur et de la Recherche ? Si les gouvernants sont des « pères de famille », quelle sorte d’enfants les citoyens sont-ils ?

Il faut remonter loin pour trouver les « classiques » qui plaisent tant à la Ministre. Car si Platon a en effet esquissé la théorie du « gouvernement paternel », il fut rapidement contredit par son disciple Aristote dans sa Politique : « Des auteurs n'ont donc pas raison d'avancer que les caractères de roi, de magistrat, de père de famille, et de maître, se confondent. C'est supposer qu'entre chacun d'eux toute la différence est du plus au moins, sans être spécifique. » Or, la différence entre la famille est la Cité est structurelle. Comme l’explique plus loin Aristote, la constitution de l’Etat implique de distinguer le juste et l’injuste, « car le droit est la règle de l'association politique, et la décision du juste est ce qui constitue le droit. » Là où le père de famille peut se contenter de régler les litiges de manière intuitive et émotionnelle, la société exige une règle de droit aussi impartiale que possible. S’en remettre au dirigeant comme à un père de famille, c’est faire confiance à un homme, fût-il élu, au lieu de se fier à une règle, celle que les citoyens ont décidé pour eux-mêmes.

Soyons honnêtes envers la Ministre, une poignée d’auteurs ont continué, au cours des siècles, à s’appuyer sur la métaphore du pater familias – Thomas d’Acquin ou Thomas Hobbes par exemple, dans la tradition plutôt autoritaire d’un ordre social stable et d’un Etat fort.

Mais John Locke a porté, avec le Second Traité du gouvernement (1690), un coup à peu près final à cette théorie, en consacrant tout un chapitre à la description du « pouvoir paternel ». Il demande qu’on abandonne ce triste concept, d’abord parce qu’il implique faussement que la mère n’aurait aucune autorité (louable féminisme pour l’époque), mais surtout parce qu’il désigne une obligation naturelle envers un mineur, alors que le pouvoir politique, lui, consiste en un accord consenti entre des êtres dotés de raison. C’est l’acte de naissance de la modernité démocratique : le gouvernement existe non par une sorte de fatalité naturelle, mais par transfert volontaire des droits individuels.

Il est vrai, reconnaît Locke, qu’il est « aisé et presque naturel aux enfants de revêtir leur père de l'autorité du gouvernement, par un consentement tacite », car « ils avaient été accoutumés, dans leur enfance, à se laisser conduire par lui, et à porter devant lui leurs petits différends ». Mais c’est précisément cette corrélation « aisée » qu’une société adulte et mature se doit d’abandonner.

Aristote (384 av. J.C. - 322 av. J.C.)

Philosophe grec de l'Antiquité. Disciple de Platon, il est l'un des rares penseurs à avoir abordé pratiquement tous les domaines de connaissance de son temps : biologie, physique, métaphysique, logique, poétique, politique, rhétorique, économie... Chez Aristote, la philosophie regroupe à la fois recherche du savoir pour lui-même, interrogation sur le monde et science des sciences. En savoir plus.
John Locke (1632 - 1704)

Philosophe anglais, l'un des principaux précurseurs des Lumières et père spirituel du libéralisme et de la notion d'« État de droit ». Il développera notamment le concept de « hiérarchisation des pouvoirs » dans laquelle la règle et le droit ont la primauté, plaçant de fait l'exécutif en-dessous du législatif. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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