Une démocratie à dormir debout !

Les militants de Nuit Debout, place de la République à Paris et partout en France, se réclament d’une forme de démocratie directe, où toutes les décisions seraient prises collectivement, et les structures de gouvernance organisées de manière « horizontale ». Est-ce la meilleure forme de délibération politique ?
 
Il faut reconnaître à Nuit Debout que la participation directe des citoyens reste largement notre idéal historique et intellectuel. Comme l’écrit Rousseau : « Chez les Grecs, tout ce que le peuple avait à faire, il le faisait par lui-même. » L’auteur du Contrat Social, nostalgique de sa Suisse natale, en a fait le principe premier de l’organisation sociale, tant il est vrai que « dans une cité bien conduite chacun vole aux assemblées ». Le principe de la souveraineté n’est pas délégable. A l’inverse, de nombreux dangers guettent la démocratie représentative : « l’attiédissement de l’amour de la patrie, l’activité de l’intérêt privé, l’abus du gouvernement. » Autrement dit : l’abstention, les lobbies, et l’aveuglement du pouvoir…
 
Rousseau admet néanmoins, à regrets, que le recours à des représentants peut devenir inévitable. Dans ses Considérations sur le gouvernement de Pologne, il explique que l’inconvénient des grands Etats, avec une population trop nombreuse et un territoire trop étendu, « est que la puissance législative ne peut s'y montrer elle-même, et ne peut agir que par députation ». Il imagine alors deux moyens de réduire ce mal nécessaire : le renouvellement fréquent des assemblées, et le mandat impératif (où le député est tenu de suivre très exactement les instructions de ses électeurs). Mais à l’heure du numérique, cette concession de Rousseau n’a peut-être plus lieu d’être : ne pourrait-on pas désormais voter tous et à tout moment ? Une telle démocratie digitale et universelle ne correspondrait-elle pas à l’idéal de Nuit Debout, sans sombrer dans la dictature d’un groupe aujourd’hui minoritaire ?

Seulement voilà, tout le monde n’a pas le goût ni l’envie de passer la nuit debout. Telle est l’objection fondamentale de Benjamin Constant dans son fameux discours De la liberté des anciens comparée à celle des modernes : « Les individus pauvres font eux-mêmes leurs affaires : les hommes riches prennent des intendants. C'est l'histoire des nations anciennes et des nations modernes. » La démocratie directe est pour les peuples frustres. L’individu moderne a, bien heureusement, d’autres préoccupations : ses affaires, ses loisirs, sa vie intérieure. Au lieu d’aller place de la République, il prendra donc des représentants politiques, mais sans leur donner toutes les clés de la souveraineté : « Prions l'autorité de rester dans ses limites; qu'elle se borne à être juste. Nous nous chargerons d'être heureux. »
 
Faut-il pour autant conserver un système représentatif à bout de légitimité ? Les innovations digitales permettent d’envisager de nouvelles alternatives, telle que la démocratie « délégative ». Mais c’est encore un rêve… à dormir debout.

Jean-Jacques Rousseau (1712 - 1778)

Ecrivain, philosophe et musicien genevois francophone, son œuvre participe à l'esprit des Lumières et se caractérise notamment par son rejet des régimes autocratiques et par le lien entre égalité et liberté. En savoir plus.
Benjamin Constant (1767 - 1830)

Romancier et homme politique français. Auteur de nombreux essais sur des questions politiques ou religieuses, il publie notamment en 1815 Principes de politique applicables à tous les gouvernements représentatifs. Il devient sous le Consulat le chef de l'opposition libérale dès 1800 et à nouveau sous la Restauration (il sera député de 1818 jusqu'à sa mort en 1830.) En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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