Nos étudiants sont-ils des esclaves ?

Lors des manifestations contre la loi Travail et des rassemblements place de la République à Paris, on a vu fleurir les slogans dénonçant un « esclavage » moderne. Prenons donc les étudiants à la lettre : quelles seraient les justifications philosophiques de l’esclavage ?
 
La plus célèbre est sans doute celle d’Aristote au début de sa Politique. L’esclave y est défini comme une « propriété animée », simple instrument de production capable d’usages multiples. Ce fait naturel tient à la dualité entre « ce qui commande et ce qui est commandé » : l’être humain sur les animaux, les Grecs sur les barbares, le patriarche sur sa famille, le mâle sur la femelle, l’âme sur le corps… et donc le maître sur l’esclave. Preuve de cette belle harmonie naturelle, « les corps d’esclaves sont différents de ceux des hommes libres », et mieux adaptés aux travaux manuels. L’esclave est ainsi essentiel au bon fonctionnement de la Cité.
 
L’historien Paulin Ismard, dans une récente monographie (La démocratie contre les experts), pousse l’analyse plus loin : si Athènes se reposait sur des esclaves pour gérer l’administration et la police (les dêmosioi), c’était pour que les citoyens exercent pleinement leur pouvoir de délibération. Ainsi, l’expertise ne pouvait légitimer aucune prétention au pouvoir et, inversement, nul appareil administratif ne pouvait faire obstacle à la volonté démocratique. Une idée pour nos fonctionnaires ?

Aristote suggérait pourtant que l’esclavage pourrait disparaître le jour où « les navettes tisseraient d’elles-mêmes ». On aurait pu donc penser qu’à l’ère industrielle, la question ne se poserait plus.
 
C’était sans compter sur Thomas Carlyle, resté dans l’histoire pour avoir donné à l’économie le surnom de « science sinistre » (dismal science). Ce philosophe écossais du 19e siècle défendait très ouvertement l’esclavage dans les Indes Occidentales (les Antilles actuelles) afin de soutenir la production de canne à sucre. Regrettant que l’émancipation des Noirs ait considérablement diminué l’offre de travail, et soucieux que les plantations ne restent pas sous-exploitées, Carlyle proposa une solution… bien sinistre : « puisque la demande est si urgente, et l’offre si inadéquate, il faut augmenter l’offre ; mettez davantage de Noirs sur le marché du travail, dit la science, et le prix va diminuer. » Or, le Noir étant, aux yeux de Carlyle, indolent par nature, et se satisfaisant d’un travail minimal[1], il fallait « l’émanciper de sa propre paresse » en le forçant à chercher le profit. C’est véritablement la théorie de « l’esclavage économique » que nos étudiants dénoncent aujourd’hui… quitte à forcer un peu le trait ?


[1] On trouve dans ce texte des phrases particulièrement répugnantes, y compris pour l’époque : « beautiful blacks, sitting there, up to the ears in pumpkins, and doleful whites, sitting here, without potatoes to eat »
Aristote (384 av. J.C. - 322 av. J.C.)

Philosophe grec de l'Antiquité. Disciple de Platon, il est l'un des rares penseurs à avoir abordé pratiquement tous les domaines de connaissance de son temps : biologie, physique, métaphysique, logique, poétique, politique, rhétorique, économie... Chez Aristote, la philosophie regroupe à la fois recherche du savoir pour lui-même, interrogation sur le monde et science des sciences. En savoir plus.
Thomas Carlyle (1795 - 1881)

Ecrivain, philosophe et satiriste écossais. Adversaire du matérialisme, du rationalisme, mais aussi anticapitaliste, il se veut le prophète d'un ordre nouveau fondé sur les valeurs anciennes, qui viendra bouleverser le chaos bourgeois et l'anarchie démocratique, qu'il dénonce dans La Révolution française, publié en 1837. En savoir plus.
Paulin Ismard (né en 1978)

Historien français, maître de conférences en histoire grecque à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Ses thèmes de recherche intègrent l'histoire sociale de l’Athènes classique et hellénistique, l’esclavage en Grèce ancienne, ou encore l'histoire du droit grec. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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