Sartre aux sports d'hiver

Si vous faites partie des 8% de Français qui partent au ski l’hiver, vous pourriez être tenté de vous demander quelle étrange pulsion vous conduit à troquer l’entassement du métro contre celui de la télécabine, et à recommencer chaque année une activité aussi coûteuse, risquée, répétitive et grégaire.

C’est aussi pour l’ambiance, répondrez-vous. Jean Baudrillard, dans son ouvrage désormais classique sur La société de consommation, analyse la station de sports d’hiver comme l’apogée du drugstore, avec sa profusion d’objets et de distractions : « toutes les activités y sont résumées, systématiquement combinées et centrées autour du concept fondamental d' ambiance. » La montagne et ses attributs traditionnels, du sapin au vin chaud, sont « culturalisées » en des jeux inoffensifs, des produits consommables et des plaisirs anonymes. Les pistes n’existeraient pas sans la station dont elles ne sont, finalement, que le prétexte. « Nous sommes au point où la consommation saisit toute la vie, où toutes les activités s'enchaînent sur le même mode combinatoire, où le cheval des satisfactions est tracé d'avance, heure par heure, totalement climatisé, aménagé, culturalisé. » L’air pur des sommets est le revers d’une consommation intense et déculpabilisée.

Cette interprétation sociologique peut sembler réductrice ou, à tout le moins, vexante. Heureusement que Jean-Paul Sartre a rendu ses lettres de noblesse au ski en en proposant, dans le dernier chapitre de L’Être et le néant, une analyse métaphysique. Skier, c’est s’approprier le monde de la manière la plus complète, dans la mesure où « cet en-soi (la piste) est par rapport à moi dans un rapport d’émanation tout en demeurant en soi » (sic). Autrement dit : je crée la montagne à mesure que je la dévale, j’en modifie la matière et le sens, et pourtant la neige recouvrira mes traces, comme si rien ne s’était passé.

« Glisser, conclut Sartre, c’est le contraire de s’enraciner. » La racine, si bien décrite par Sartre dans La Nausée, doit creuser, chambouler le sol, se fixer pour toujours. Le glissement, au contraire, laisse le monde intact. Je maîtrise la matière sans avoir besoin de m’y enfoncer, réalisant la synthèse du moi et du non-moi, de l’être et du néant si obstinément recherchée par Sartre. Rêve divin : posséder sans blesser. « Lorsque, d’ailleurs, nous nous laissons glisser sur la pente, nous sommes habités par l’illusion de ne pas marquer, nous demandons à la neige de se comporter comme cette eau qu’elle est secrètement. Ainsi le glissement apparaît comme assimilable à une création continuée : la vitesse symbolisant la conscience. »

Le ski réconcilie ma conscience avec le monde. Il triomphe de l’absurdité. Vous reprendrez bien un vin chaud ?

Jean-Paul Sartre (1905 - 1980)

Ecrivain et philosophe français. Représentant du courant existentialiste et fondateur de la revue Les Temps modernes (1945), il est connu pour son imposante œuvre philosophique et littéraire (notamment La Nausée en 1938 et L'Être et le néant en 1943), ses pièces de théâtre (Huis clos en 1944), ainsi que pour ses engagements politiques à gauche. En savoir plus.
Jean Baudrillard (1925 - 2007)

Sociologue et philosophe français. Critique radical des médias et de la société de consommation (notamment à travers sa charge véhémente Le Système des objets en 1968), il est également à l'origine du concept de la "disparition de la réalité". Il participe en 1967 à la création de la revue Utopie. En savoir plus.
Time To Philo est illustré par Daniel Maja.
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